De l’intérêt à être lésé pour pouvoir agir : le début de la fin ?
Publié le 01/03/2022« Help me if you can, I'm feeling down », tel est le titre des Beatles que toutes les entreprises répondant à des appels d’offres ont en tête lorsqu’elles veulent contester une procédure de passation d’un contrat de la commande publique, dont elles n’ont pas été déclarée vainqueur. Dans cet article, on va tenter de répondre à la question suivante : reste-t-il encore un peu de grain à moudre en référé précontractuel ? Les récentes statistiques du Conseil d’Etat concernant ces voies d'action permettront d’illustrer notre réponse.
1 – Le rappel des règles du jeu
En droit français, on sait depuis 2008 qu’il appartient au juge du référé précontractuel de vérifier si l’entreprise requérante :
« se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente » (CE, sect., 3 octobre 2008, SMIRGEOMES, req. n° 305420).
étant précisé, qu’à ce titre :
1. le lien entre le manquement constaté et la lésion du candidat écarté peut n’être que suffisamment vraisemblable, sans être établi de manière certaine par le requérant (CE, 29 avril 2011, Garde des Sceaux, min. de la Justice et des Libertés, req. n° 344617) ;
2. « qu’il n’appartient pas au juge des référés de rechercher à ce titre si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats» (CE, 1er juin 2011, Cne de Saint-Benoît, req. n° 345649);
3. et que le juge peut retenir l’existence d’une lésion même en l’absence de preuve directe rapportée par le requérant au vu de l’instruction et de l’argumentation des parties (CE, 14 décembre 2009, SOCIETE LYONNAISE DES EAUX France, req. n° 328157);
Autrement dit, et en pratique, il faut prouver au juge du référé précontractuel que l’entreprise requérante aurait pu être attributaire de la procédure de passation contestée. Il faut donc démontrer que les irrégularités relevées n’ont pas permises au candidat évincé d’obtenir tous les points mérités sur tel et/ou tel critères, si bien qu’il a ainsi été privé de remporter l’appel d’offres.
Un candidat évincé et classé en deuxième position a des chances de voir son action en contestation prospérer (mais encore faut-il que l’écart de points avec le premier soit relativement faible).
En revanche, pour les candidats classés au-delà de la deuxième position, c’est souvent très compliqué : le juge, même convaincu de la pertinence des arguments et moyens invoqués, se retranchera derrière la jurisprudence SMIRGEOMES et se bornera classiquement à constater que la société requérante ne dit pas en quoi cette méconnaissance était susceptible de l’avoir lésée.
C’est donc un raisonnement en deux temps qu’il faut opérer :
1. d’abord, l’invocation d’une irrégularité ;
2. ensuite, un re-calcul des notes attribuées pour démontrer que le candidat requérant aurait pu remporter le marché.
En l’absence d’une de ces deux conditions, il sera impossible d’emporter la conviction du juge.
Le Conseil d’Etat a d’ailleurs récemment annulé une décision des premiers juges après avoir relevé que :
« Il ressort des énonciations de l’ordonnance attaquée que Toulouse Métropole a attribué à l’offre de la société Agri Sud-Ouest la note maximale sur le sous-critère de la valeur technique relatif à la pertinence de la prise en compte du chancre coloré en tenant compte de ce que cette offre prévoyait la désinfection du matériel entre chaque arbre dans les opérations de fauchage et de débroussaillage, mais attribué une note plus faible à la société Philip Frères au motif qu’elle ne comportait pas un tel engagement. Le juge du référé précontractuel a estimé qu’il était » difficilement concevable » que de telles mesures soient mises en œuvre et en a déduit que Toulouse Métropole ne pouvait se fonder sur cet engagement pour noter les offres au titre du sous-critère relatif à la prise en compte du chancre coloré. En statuant ainsi, et en portant, ce faisant, une appréciation sur la valeur des offres, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a méconnu son office » (CE, 18 février 2022, société Philip Frères, req. n° 457578).
Autrement dit, « il n’appartient pas au juge du référé précontractuel de substituer sa propre appréciation des mérites des offres à celle du pouvoir adjudicateur » (même décision).
2 – Les tentatives de contourner les règles du jeu
Sans doute, les avocats essaient-ils alors d’invoquer des moyens qui se rattachent la régularité de la procédure de passation (c’est-à-dire des « règles du jeu ») pour contourner la condition de la lésion.
Dans cette hypothèse, l’idée est de démontrer que si les règles du jeu de la concurrence ont été faussées dès le début, alors ce sont les principes fondamentaux qui régissent la commande publique qui sont atteints et tous les candidats ont été lésés, même ceux qui n’ont pas participé et qui auraient pu décider de candidater si les règles du jeu avaient été correctement posées dès le départ.
Pour rappel, l’article L. 3 du code de la commande publique prévoit que :
« Les acheteurs et les autorités concédantes respectent le principe d’égalité de traitement des candidats à l’attribution d’un contrat de la commande publique.
Ils mettent en œuvre les principes de liberté d’accès et de transparence des procédures, dans les conditions définies dans le présent code.
Ces principes permettent d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics ».
Toutefois, cette parade reste soumise à un aléa juridique fort : le juge administratif se retranche (trop ?) souvent derrière l’absence de lésion pour écarter cet argument (v. par ex. CE, 11 mars 2013, Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie, req. n° 364551 : une décision du Conseil d’Etat ne faisant pas droit au moyen tiré d’un recours irrégulier au dialogue compétitif, se fondant sur le fait que le requérant n’était pas susceptible d’avoir été lésé, alors même qu’en l’état de la jurisprudence, la lésion était pourtant présumée dans cette hypothèse).
En pratique, il devient donc difficile qu’une action en référé précontractuel prospère devant le juge administratif.
« Won’t you please, please help me » ?
3 – Les nouvelles règles du jeu de la CJUE …
La CJUE a-t-elle également écouté les Beatles récemment ?
C’est ce que l’on peut croire à la lecture de sa décision du 24 mars 2021, aux termes de laquelle :
« le soumissionnaire évincé est en droit de soulever tout moyen contre la décision d’admission d’un autre soumissionnaire, y compris ceux qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue (…)
Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il convient de répondre aux questions posées que l’article 1er, paragraphes 1 et 3, l’article 2, paragraphe 1, sous a) et b), ainsi que l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 92/13 doivent être interprétés en ce sens qu’un soumissionnaire qui a été exclu d’une procédure de passation de marché public à un stade antérieur à la phase d’attribution de ce marché et dont la demande de sursis à exécution de la décision l’excluant de cette procédure a été rejetée, peut invoquer, dans sa demande de sursis à exécution de la décision admettant l’offre d’un autre soumissionnaire, introduite concomitamment, tous les moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit, y compris des moyens qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue » (CJUE, 24 mars 2021, NAMA A.E. c./ AEPP et Attiko Metro A.E, aff. C-771/19).
Autrement dit, le requérant peut invoquer tous les moyens tirés de la violation des règles du droit de la commande publique pour démontrer l’irrégularité de l’admission de la candidature ou de l’offre d’un ou plusieurs autres soumissionnaires. Peu importe que ces moyens aient un lien avec les irrégularités ayant conduit à l’éviction de son offre.
Ainsi, la cour de justice de l’union européenne « objectivise » le recours de référé précontractuel afin que les moyens invoqués puissent – à l’instar du droit de l’urbanisme – « purger » la procédure de passation du risque qu’un autre candidat, dont l’offre serait également irrégulière, puisse obtenir le marché, ce qui priverait donc irrégulièrement, par ricochet, le soumissionnaire exclu de la possibilité d’obtenir ce marché.
Finalement, grâce à ce nouveau prisme juridique, la lésion invoquée par le requérant résulte du maintien dans la procédure d’un soumissionnaire dont l’offre serait également irrégulière au regard du droit de la passation des marchés publics et qui serait donc susceptible d’obtenir le marché. C’est donc bien l’intérêt à agir du requérant qui est remis à l’honneur et non plus l’opérance des moyens qui sont invoqués.
Le juge européen met donc un terme à la recevabilité des moyens tirés de la violation du droit de la commande publique, qui devaient être susceptibles de léser directement ou indirectement le requérant, notamment en avantageant l’entreprise choisie par le pouvoir adjudicateur.
Cela se comprend, si l’on conçoit que l’intérêt à agir des candidats évincés s’apprécie évidemment par la perspective qu’une nouvelle procédure de passation pourrait leur permettre d’y participer (à nouveau ou une première fois) et donc, potentiellement, de remporter le marché.
« I need somebody, (Help!) not just anybody, (Help!) you know I need someone Help ! »
4 – … s’appliquent-elles en droit français ?
Pour donner un peu de consistance à la jurisprudence de la CJUE, les avocats et leurs requérants ont besoin de l’aide des juges des tribunaux administratifs, qui sont saisis en premier ressort des recours en référé précontractuel.
Toutefois, l’analyse des dernières décisions rendues ne montre pas d’infléchissement de la jurisprudence du Conseil d’Etat par les premiers juges. Ainsi, en est-il par exemple d’une décision du tribunal administratif de Montreuil du 9 septembre 2021 :
« Toutefois, en 1er lieu, il résulte des dispositions précitées du code de justice administrative que les manquements invocables devant le juge du référé précontractuel sont limitativement définis. Ainsi, contrairement à ce que fait valoir la société requérante, le soumissionnaire évincé qui demande l’annulation de la procédure de passation doit établir qu’il a personnellement été lésé, ou susceptible d’avoir été lésé, par le ou les manquements qu’il invoque, fût-ce au droit de l’Union européenne » (TA Montreuil, 9 septembre 2021, req. n° 2110510).
L’auteur de cet article a pu se procurer les dernières statistiques du Conseil d’Etat en matière de référé précontractuel (données nettes au 31 décembre 2021 pour les TA et le CE).
1. Devant les tribunaux administratifs, il en ressort que sur les années 2018 à 2021 inclus, le pourcentage de « satisfaction » des requêtes oscille entre 12 % et 14 % … !
Ce pourcentage résulte du rapport entre le nombre de requêtes qui prospèrent (environ 135 par an) et celui du nombre de dossiers traités (environ 1 000 par an de manière plus ou moins constante).
Le délai de jugement est, quant à lui, globalement respecté, selon les dispositions de l’article R. 551-5 du code de justice administrative, et s’établit en moyenne à 21 jours (le code prévoit un délai indicatif de 20 jours sans sanction en cas de dépassement).
2. Devant le Conseil d’Etat, les pourcentages sont plus favorables tandis que le nombres de dossiers traités est en baisse.
De 2018 à 2021, le nombres de pourvois n’a cessé de baisser de 71, à 57, puis 50 et, enfin, 49.
En effet, on sait qu’en pratique il est quasiment impossible de saisir le juge du référé précontractuel du Conseil d’Etat avant la signature du marché, qui peut régulièrement intervenir dès que la décision du tribunal est rendue. Et on sait aussi que dès la signature du marché, le juge du référé précontractuel n’est plus compétent pour statuer …
Le taux de satisfaction a également décru chaque année : 39 %, 33%, 24% puis, en 2021, 16% … !
La conclusion à tirer du désert contentieux annoncé du référé précontractuel peut être la suivante :
Sans infléchissement de la jurisprudence par les premiers juges, le nouveau principe dégagé par la CJUE pourrait rester lettre morte.
Les premiers juges ont donc un rôle important pour conforter la brèche ouverte par la CJUE …
… « (And now I find) now I find I’ve changed my mind and opened up the doors »
Tableau des statistiques transmis par le Conseil d’Etat, que je remercie bien vivement :
Référés précontractuels 2018-2021