Un marché de prestations de nettoyage pas si propre

Publié le 12/10/2022

Tel est pris qui croyait prendre : illustration de cette célèbre maxime par une décision du juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire de Paris, qui enjoint à l'acheteur de reprendre la procédure au stade du dépôt des offres pour permettre à tous les candidats de modifier leurs offres et lui faire toutes observations utiles.

Les faits de la procédure

 

Un acheteur a lancé une consultation en vue de l’attribution d’un accord-cadre à bons de commande pour la « fourniture et livraison de produits d’entretien et de petits équipements et prestations de services accessoires » (Article L. 2124-2 du code de la commande publique : procédure formalisée, appel d’offres ouvert sans négociation)

Il s’agissait, notamment, de réaliser des prestations de nettoyage et maintenance dans les locaux communs des immeubles du patrimoine de l’acheteur.

Quatre candidats ont soumissionné à cette procédure de mise en concurrence.

Seul un candidat voit son offre recevable, examinée et – suspense insoutenable – retenue. Les trois autres offres déposées sont déclarées irrecevables et écartées avant analyse de leur mérite.

Le motif de rejet de l’offre

 

A ce titre, l’offre d’un candidat est rejetée au motif qu’elle :

« ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle méconnait les spécifications techniques suivantes : chiffonnette microfibre, 40x40cm, minimum 320 g/m2, lavette microfibre non tissée mircofibre 38×40 cm, tuyau d’arrosage extensible limité à 10 bars, aspirateur batterie limité à 10,8 V ».

Il est vrai que la candidate évincée, titulaire sortante, avait cru bon proposer les mêmes produits que ceux utilisés au cours du précédent marché et sans aucun reproche de l’acheteur, dont les caractéristiques ne variaient que de quelques infimes centimètres pour les dimensions des lavettes et chiffonnettes, de quelques bars pour le tuyau d’arrosage et de quelques volts pour la batterie de l’aspirateur.

Recours devant le juge judiciaire

 

Un recours est présenté devant le juge du référé précontractuel du tribunal judiciaire de Paris (régime spécial de l’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique).

Le principal moyen invoqué par la candidate évincée pouvait ainsi être résumé :

Le BPU prévoit des exigences non nécessaires et, pour certaines inexistantes, pour la bonne exécution du marché qui ont pourtant conduit à qualifier d’irrégulière l’offre de la société évincée et à la rejeter sans même, donc, l’examiner.

Au cours de l’audience de référé, il avait été soutenu que :

Tout d’abord, il s’agissait d’un type de marché très courant comportant de simples prestations de nettoyage sans technicité particulière.

Ensuite, que les caractéristiques des produits demandés étaient exagérément restrictives et cela était si vrai que seule une société – l’attributaire – avait vraisemblablement pu passer le stade de la recevabilité des offres alors qu’elle se trouvait vraisemblablement en concurrence avec trois autres acteurs majeurs du marché du nettoyage.

Enfin, que les produits qui ne répondaient désormais plus aux attentes de l’acheteur – sans explication sur ce point … – avaient pourtant été utilisés avec satisfaction au cours du précédent marché.

Le cas du tuyau d’arrosage demandé était particulièrement intéressant.

Il était soutenu qu’un tel tuyau n’existait tout simplement pas. En effet, soit le tuyau est extensible mais alors il ne peut résister à une pression de 40 bars qui ne le ferait qu’exploser ; soit, le tuyau est rigide pour résister à une telle pression mais alors il n’est pas extensible.

Pour accréditer cette thèse, il avait d’ailleurs été exposé qu’aucun des trois autres candidats, pourtant acteurs majeurs du marché des prestations de nettoyage n’avaient pu passer le stade de la recevabilité des offres.

En affirmant qu’un tel produit n’existait pas, la preuve était donc impossible à rapporter …

Il avait donc été demandé à l’attributaire de démontrer qu’au moins une seule référence d’un tel tuyau existait, sans pour autant dévoiler toute sa stratégie commerciale et technique.

En vain … (et on a regretté à ce titre d’être devant le juge judiciaire, qui n’a pas les mêmes et puissants pouvoirs d’instruction que son homologue administratif).

La décision du juge du référé précontractuel

 

Le juge judiciaire du référé précontractuel a fait droit à ce moyen en jugeant que :

« Il est rappelé par les parties que la demanderesse est le précédent titulaire du marché et utilisait certains des produits fondant l’irrégularité de son offre lors de la précédente exécution.

 Leur analyse, au regard des documents techniques produits et discutés par les parties permet d’établir qu’ils peuvent être utilisés aux mêmes fins que ceux demandés.

 Le pouvoir adjudicateur, qui définit librement son besoin ne peut, par des spécifications techniques objectivement non fondée, favoriser un candidat ou se réserver une liberté de choix discrétionnaire.

 En écartant comme irrégulière l’offre de la société XX…, le pouvoir adjudicateur a manifestement favorisé l’attributaire en refusant de procéder à un examen transparent et concurrentiel des offres qui lui étaient soumises.

 La demanderesse, qui a vu son offre écartée sans être analysée justifie d’un intérêt lésé ou susceptible de l’être » (TJ Paris, 21 juin 2022, RG 22/53665)

La décision d’attribution a donc été annulée et il a été enjoint à l’acheteur de reprendre la procédure au stade du dépôt des offres pour permettre à tous les candidats de modifier leurs offres et lui faire toutes observations utiles.

Rappel de la jurisprudence

 

Cette décision s’inscrit dans le sens de la jurisprudence administrative, qui, au visa des articles L. 3 ; L. 2111-2 ; R. 2111-7 ; R. 2111-8 ; R. 2111-10 du code de la commande publique, rappelle que :

« il y a lieu d’examiner si la spécification technique a ou non pour effet de favoriser ou d’éliminer certains opérateurs économiques ou certains produits, puis, dans l’hypothèse seulement d’une telle atteinte à la concurrence, si cette spécification est justifiée par l’objet du marché ou, si tel n’est pas le cas, si une description suffisamment précise et intelligible de l’objet du marché n’est pas possible sans elle » (CE, 10 juillet 2020, req. n° 430864) ;

«l’administration est en droit de définir les caractéristiques techniques des prestations d’un marché par référence à une marque déterminée lorsque cette référence est rendue objectivement nécessaire par la nature des prestations à réaliser, et sous réserve d’indiquer clairement que ces spécifications peuvent être respectées par équivalence ; que dans ce cas il appartient au candidat évincé d’établir que les spécifications techniques de son offre correspondent aux performances ou exigences fonctionnelles requises, ou que les spécifications techniques de la marque de référence conduisent de fait à restreindre la mise en concurrence au profit de cette seule marque » (CAA Bordeaux, 16 avril 2015, req. n° 13BX00033) ;

« il résulte de ces dispositions que le pouvoir adjudicateur peut définir les prestations qui font l’objet du marché par référence à des normes ou à des exigences fonctionnelles suffisamment précises sans avoir à préciser la notion d’équivalence à une norme ; que, dans ce dernier cas, il appartient au candidat de prouver, dans son offre, par tout moyen approprié, que les solutions qu’il propose respectent de manière équivalente cette norme ; que les dispositions du IV de cet article font obstacle à ce qu’une offre soit écartée du seul fait de l’absence d’obtention d’une norme » (CAA Nantes, 28 mars 2013, req. n° 12NT00207) ;

« Il doit être déduit des constatations qui précèdent que la référence fermée à des marques dans les documents de la consultation des lots en litige a eu pour effet (…) de favoriser ou d’éliminer, du fait de cette contrainte, certains opérateurs économiques ou produits (…). Il ne résulte en outre pas de l’instruction et il n’est pas davantage allégué que la référence à des marques ou aux produits de fabricants dans les lots en litige était justifiée par l’objet des marchés, ni qu’une description suffisamment précise et intelligible de cet objet n’était pas possible sans elle » (CAA Nancy, 6 avril 2021, req. n° 20NC01980).

Autrement dit, le juge saisi doit examiner si la spécification technique a ou non pour effet de favoriser ou d’éliminer certains produits ou de favoriser un seul candidat et, dans l’hypothèse seulement d’une telle atteinte à la concurrence :

  • si cette spécification est justifiée par l’objet du marché, qui doit donc revêtir une certaine particularité / technicité précisée dans le CCTP ;
  • ou, si tel n’est pas le cas, si une description suffisamment précise et intelligible de l’objet du marché n’est pas possible sans elle.

(v. par ex : les objets particuliers de certains marchés de transport scolaire (CE, 17 juillet 2013, req. n° 366864) ou sanitaires héliportés du service d’aide médicale urgente (SAMU) (CAA Paris, 16 juillet 2015, req. n° 13PA02934).

Conclusion

 

Si la procédure de référé précontractuel devant le juge judiciaire est, sans doute, source de tracasserie au stade de l’introduction du recours (v. l’article « Petit traité de procédure du référé précontractuel judiciaire »), le sens des décisions rendues est, parfois, emprunt d’un pragmatisme certain qui, de temps à autres, peut échapper à une interprétation trop rigoureuse des documents de la consultation par le juge administratif.

Qu’une telle action relève de la compétence du juge judiciaire ou administratif (ce qui n’est qu’une regrettable règle de compétence, surtout source d’ennuis procéduraux inutiles) le choix d’un avocat exerçant en droit public et particulièrement en droit de la commande publique est toujours judicieux dans la mesure où le droit applicable reste très majoritairement celui du code de la commande publique et des principes dégagés par la jurisprudence du juge administratif.